jueves, 17 de abril de 2008

Historizar el concepto de experiencia,

Un nouveau défi à l’interprétation des Chroniques de la conquête du Mexique : Historiciser le concept d’expérience
Alfonso Mendiola
Exposé du problème
L’objectif de cet essai est la critique du fondement de l’argument dans l’explication la plus répandue chez les historiens, à la question de savoir comment a été déterminée la forme littéraire des chroniques en fonction de leur contenu 1. Mais il faut être plus explicite avant de présenter l’argument. Grâce à cet argument, les historiens peuvent délimiter les critères pertinents pour la lecture de ces œuvres. Donc, en mettant en doute cette façon d’expliquer la nature littéraire des chroniques de la conquête, ce que, en vérité, on remet en question c’est la manière dont ces œuvres du 16e siècle ont été lues. Cette explication standard (elle paraît en outre incontestable car fondée sur la notion d’expérience) est exposée de deux façons distinctes mais complémentaires. La première formulation est la suivante : l’européen, majoritairement représenté par les Ibériques, lorsqu’il a l’expérience d’une réalité distincte de la sienne (végétation, animaux et modes de vie) se voit obligé (par la force de l’expérience) de changer et de restructurer l’ensemble de ses connaissances.
« Cependant, ni même dans la littérature de l’Antiquité il n’y avait un modèle qui aurait pu orienter Fernandez de Oviedo dans sa tâche de réunir l’histoire humaine et celle appelée histoire naturelle. Il dut donc inventer quelque chose de nouveau. La partie la plus difficile de ce travail était la description de la nature, à cause de l’incroyable abondance de phénomènes jusqu’alors inconnus 2».
La seconde façon de la poser conduit directement à l’écriture des chroniques : les genres littéraires existants, en Europe, au moment de la découverte, étaient incapables de rendre compte de la nouvelle réalité , en conséquence, pour pouvoir la transmettre correctement on créa de nouvelles formes littéraires.
« Dans ce passage se reflète la conscience du moi qui a atteint une nouvelle assurance de lui-même et de ses connaissances du monde. Fernandez de Oviedo croyait que sa tâche exigeait un plus grand effort que celui de Pline, parce que lui, comme chroniqueur, se trouvait en face d’une réalité qui n’avait jamais auparavant été décrite 3 ».
La complémentarité de ces deux façons de présenter l’explication se trouve dans la notion d’expérience que les deux interprètent : les arguments supposent que chaque fois que les attentes de quelqu’un sont déçues par la réalité, celui-ci se voit amené à les changer et, par conséquent à apprendre 4. Nous démontrerons dans cet essai que le concept d’expérience sur lequel se fonde cette argumentation est réservé à la science moderne, et par conséquent il n’est pas correct de l’attribuer aux Européens du 16e siècle.
Il doit être clair que la condition de possibilité pour historiciser la fonction sociale de l’expérience se trouve dans le dépassement de toute conception qui soutienne que la réalité est indépendante de l’observateur. C’est pourquoi nous partons du fait que la réalité est toujours une réalité construite par un observateur, mais de plus, en ce qui concerne les chroniques, que cet observateur est situé socialement. Et, le fait que l’observateur soit situé socialement, détermine que la réalité dont nous parlons, dans cet essai est une réalité construite par la communication. Si comme nous l’avons dit, la réalité est toujours une réalité observée, et l’observateur un système social qui se différencie de son environnement, quel chemin devons-nous suivre pour contester l’argument de l’explication des chroniques de la conquête en fonction de l’expérience 5 ? D’abord il conviendrait de reformuler la question de cette façon : pour quel observateur les Européens du 16 siècle choisissent d’apprendre 6 en découvrant le Nouveau Monde ? Cette question peut se formuler ainsi : qui dit telle chose ? En posant cette question il s’agit d’observer l’observation de l’observateur, car la réalité n’est que la condensation de l’observation des observations. Notre seconde tâche sera d’identifier quel est le système qui réalise l’observation. Dans ce cas il s’agit d’indiquer notre référence systémique, c’est à dire, qui est celui qui observe 7 « l’argument de l’expérience » ? Notre troisième problématique consiste à décrire l’opération que réalise le système indiqué pour reproduire sa différence avec l’environnement. Et, finalement, tant qu’à observer des observations, il ne s’agit pas d’observer seulement le système observateur, mais bien d’observer la dualité opérative distinguer/indique qui sert d’unité de l’observation, nous devons reconstruire la forme de l’observation dont on se sert pour soutenir « l’argument de l’expérience ».
« Le concept observer- d’après la théorie des systèmes sociaux- n’implique par conséquent aucun accès à une réalité située à l’extérieur. C’est la distinction et l’indication mêmes qui prennent sa place. La réalisation concrète de cette opération du distinguer et de l’indiquer produit une forme, c’est à dire ce qui arrive contrairement à ce qui n’arrive pas. Elle utilise cette différence pour elle-même pour observer quelque chose qui n’est pas l’opération elle-même. En répétant plusieurs fois cette opération on développe peu à peu une limite du système qui renferme ce que l’on observe dans ce système. Alors surgit ce que nous pouvons appeler l’observateur ». 8
Contre le concept ahistorique et en relation avec le système psychique d’expérience qui utilise « l’argumentation de l’expérience », nous nous construirons un concept d’expérience historique et en relation avec le système social 9. Pour cela nous partirons d’une distinction entre la fonction de l’expérience 10 des sociétés qui régulent leur production cognitive par la rhétorique et celles qui le font au moyen de la science. Dans l’application de cette distinction nous nous limiterons à la seule culture occidentale.
La distinction entre réalité rhétorique et réalité scientifique
Les sociétés qui ont construit rhétoriquement leurs connaissances nous les situons du 5e siècle av. J.C. à la fin du XVIIe siècle, ce dernier moment, où émerge la science moderne. La culture occidentale, tout au long de 22 siècles, a basé sa production de connaissance sur les pratiques rhétoriques (nous pourrions inclure, dans cette notion de rhétorique aussi bien les traités de poétique 11 que ceux de dialectique, car tous les deux réfléchissent sur les formes de stylisation de l’oralité, après l’apparition de l’écriture, comme moyen pour augmenter la probabilité d’acceptation de ce qui est communiqué). La vigueur de la rhétorique pendant 22 siècles pourrait faire croire que le monde européen est resté inchangé tout au long de ce temps, mais il n’en est rien. Certainement, le code de la rhétorique persuasion/non persuasion a continué à réguler la production et la conservation de la connaissance pendant ce temps, cependant ses programmes ont varié avec les changements sociostructurels. Le citoyen de la « polis » grecque ne peut être confondu avec le sénateur de l’empire romain, pas plus que l’évêque du monde carolingien avec le moine du 13e siècle ; car à chacun de ces personnages correspondent une institution et un public différents. Ces changements structurels de la société se reflètent dans les variations subtiles mais importantes qui apparaissent dans les traités de rhétorique. De plus, les différenciations du système social sont en relation directe avec les changements dans les moyens de communication. Pour notre période les plus importants sont ceux de l’écriture et ceux de l’imprimerie ; tous les deux affectent les programmes de rhétorique.
Nous situons les sociétés qui contrôlent leur connaissance de manière scientifique, de la fin du 17 siècle à la période actuelle. Tandis que la cognition rhétorique, comme nous l’avons vu, est une sophistication de l’oralité provoquée par l’apparition de l’écriture ; la science est une épuration de l’écriture générée par l’expansion de la culture imprimée. Ce passage de l’écriture caligraphique à l’écriture mécanographique amène des changements dans les modes de lecture. La lecture antérieure à l’imprimerie était basiquement analogique (métaphorique), après l’imprimerie la lecture littérale (référentielle) s’impose. Les changements technologiques du manuscrit à l’imprimé ont ouvert la possibilité de transformations dans la conception du signifié. La société rhétorique, parce qu’elle est dominée par l’oralité, ne distingue pas entre représentation de la chose (le mot) et la chose représentée (l’objet nommé), car la communication orale n’objective pas le mot comme le fait l’écriture, et plus encore l’imprimerie. « Actuellement –soutient Olson- on sait avec certitude que les auteurs du XVII siècle étaient en pleine possession d’une nouvelle conscience du langage, les signes, les idées et le discours, ce qui leur permettait de juger imparfaits les usages antérieurs des signes et des formes de discours 12 ». Cette différence dans la conception du signifié aide à distinguer l’usage du discours rhétorique du discours moderne, pour Olson le discours médiéval était analogique tandis que celui de l’époque moderne à ses débuts était analytique – référentiel. « Le discours analogique était la forme d’écriture qui s’adaptait à la forme de lecture (…) [qui] devait former sa propre synthèse et détecter les sens cachés dans les événements. Les arts rhétoriques médiévaux établirent les modes multiples d’interpréter les textes étant donné leurs niveaux multiples de signification 13 ». Tandis que « les auteurs de l’époque moderne méprisèrent cette lecture considérée comme « rhétorique » ou « poétique » et peu appropriée au discours sérieux parce que les textes et les signes sur lesquels elle se basait étaient excessivement polysémiques et ambigus, ils faisaient allusion à des sens profonds, occultés ou mystiques et invitaient à une lecture entre les lignes. Pour eux, le discours sérieux nécessitait une sorte d’écriture analytique ou représentationnelle, dans lequel les mots supplanteraient les choses, la sorte de discours qu’aujourd’hui nous considérons comme prose écrite 14 ».
Le mode de communication qui rend possible la science moderne c’est l’imprimerie. « Le pas décisif vers le jaillissement des sciences modernes – soutient Luhman- s’obtient avec l’invention de la presse mécanique, quelque soit l’appréciation qu’on porte aux apports et innovations certainement importants des grands ateliers d’écriture à la fin du Moyen-Age (usage du papier, pagination, enregistrement, etc..) 15 Cependant ce sont les apports de l’imprimerie qui consolident l’autopoiesis de la science, car ils rendent possibles « la comparaison de textes et la comparaison d’opinions d’une multitude d’auteurs et d’époques. Pour la première fois, la complexité des connaissances existantes devient évidente et, en même temps, elle les fait apparaître comme éphémères. Les récepteurs deviennent maintenant lecteurs. On ne peut pas observer les lecteurs comme les interlocuteurs dans la communication verbale ; et eux mêmes ne peuvent observer autre chose que les textes. Toutes les bases de compréhension qui sont nécessaires pour l’acceptation et l’utilisation continuelle de l’information, doivent être créées sur le champ, à partir du texte lui-même 16». De plus, la diffusion imprimée de l’écriture va accélérer l’émergence et la différenciation des modes de communication symboliquement généralisés (la vérité, l’argent, le pouvoir, l’amour, etc…) La rhétorique, comme la science, est un moyen de communication qui restructure le code binaire oui/non du langage (oral), pour faciliter la communication quand apparaît l’écriture. Par conséquent, la rhétorique et la science sont des équivalents fonctionnels : le premier, fonctionne pendant la première grande étape de l’écriture et, le second, pendant la seconde période de l’écriture. L’écriture, dans la première étape, est subordonnée à l’oralité, on peut presque affirmer que l’écriture ne remplit que des fonctions d’annotation, mais non de communication. Par contre, dans la deuxième étape, grâce à l’invention de l’imprimerie, l’écriture se convertit en un moyen de communication complet, c’est à dire, dans cette période se créent les deux rôles nécessaires de cette communication : l’écrivain et le lecteur.
L’importance sociale de la rhétorique diminuera peu à peu en relation directe avec l’expansion de la culture imprimée. Le texte écrit, et avec plus de force le texte imprimé 17, empêche – en un processus évolutif très complexe – que la motivation de l’acceptation de la communication soit réglée à partir de la présence des interlocuteurs. Et, comme nous l’avons vu, la rhétorique est un mécanisme de contrôle de la communication écrite encore basé sur l’oralité. Il paraît étonnant de soutenir que l’oralité définissait les critères de l’écriture, mais tout devient plus clair si on part du fait qu’on écrivait pour être lu. De ce fait, la rhétorique commence à devenir obsolète dans la mesure où se généralise la capacité de lire et d’écrire 18. Les nouveaux mécanismes pour faciliter la relation entre sélection et acceptation de la communication écrite on les doit aux modes de communication symboliquement généralisés. Et, étant donné que la communication de la science moderne est au plus haut point improbable, par suite de son degré élevé de sélectivité, elle a besoin du moyen-code 19 appelé vérité.
Les sociétés qui ont donné la primauté à la rhétorique et non à la science, ont orienté la formation de leurs élites vers le souci des formes du langage parler et non vers l’enseignement de questions technico-artisanales. L’éducation de ces couches sociales se centrait sur l’entraînement aux bonnes manières appropriées aux moments d’interaction et, certainement, la rhétorique était la discipline qui transmettait ce savoir. Le ciment qui maintenait la couche de l’aristocratie unie et en harmonie était la stylisation des comportements dans la relation du face à face. Dit sous une autre manière, ces sociétés partaient du présupposé que ce qui était fondamental pour maintenir la cohésion sociale reposait sur l’éducation du goût 20 au moyen des bonnes manières, et non sur le développement de la connaissance technique. La diffusion de l’enseignement de la rhétorique accomplira cet objectif : arriver au moyen de la stylisation de la conduite corporelle et des formes du langage à la reproduction des sociétés hiérarchiques 21.
Dans les systèmes sociaux stratifiés la gestuelle devient un mode éminent pour marquer les différences entre les strates. La stylisation de la gestuelle, des tons de la voix, des façons de parler, etc, sont ce que, dans ces sociétés, on appelle « humanisme », c’est à dire, on est d’autant plus humain qu’on possède l’autocontrôle dans les relations face à face.
De notre point de vue, l’enseignement de la rhétorique est un des moyens, dans les sociétés prémodernes, pour convertir « l’être humain » en « personne ». La distinction entre être humain et personne ne se comprend que si on la met en relation avec la distinction entre conscience (individu abstrait) et communication (société). La société, comme système autopoietique et autoréférentiel, se reproduit au moyen d’une seule opération : la communication. Pour cela, le système corporel et psychique de l’être humain sont l’environnement de la société, et non, comme -traditionnellement on les a pensés- partie de la société. Ce n’est qu’à partir de la théorie des systèmes sociaux que prend tout son sens l’interprétation que la rhétorique est un mécanisme pour changer l’être humain en personne, car avec le terme être humain nous nous référons au « système psychique comme au système organique de l’homme » et par personne à l’homme inscrit dans le système de communication. La manière dont le système psychique et organique s’intègrent à la société Luhman l’appelle interpénétration. Cette distinction entre homme (individu) et société qui s’appuie sur la thèse que les hommes sont l’environnement de la société, n’est pas très éloignée de ce que signale Norbert Elias : « depuis le moment même de sa naissance, la personne reste plongée dans un contexte fonctionnel de structure assez déterminée ; il doit s’arranger avec ce contexte fonctionnel déterminé, se développer en accord avec lui. Même la possibilité qu’a une personne de choisir entre des fonctions données au préalable est plus ou moins limitée ; elle dépend en grande partie de la position à l’intérieur de ce tissu humain dans lequel il est né et a été élevé, de la fonction et situation de ses parents, de l’éducation que, d’après cela, il a reçu. Et aussi ce passé est, ainsi, partie du présent immédiat de chaque personne qui va et vient au milieu de l’agitation des rues d’une grande ville 22. »
Dans cet essai nous nous en tiendrons à délimiter brièvement le sens du concept d’interpénétration pour la théorie des systèmes sociaux. D’abord, l’interpénétration fonctionne entre des systèmes différents mais qui sont un environnement l’un de l’autre. En étant des systèmes dans l’environnement d’un autre système nous devons comprendre que chacun d’eux se reproduit à partir de ses propres opérations. C’est pourquoi, dans la relation intersystémique d’interpénétration aucun d’eux n’a le contrôle du processus, car aucun d’eux ne peut diriger le fonctionnement de l’autre (ils sont l’un pour l’autre des boites noires). Le seul système dans l’environnement du système social qui l’influence c’est l’homme (système psychique et organique), car les deux systèmes désignent la réalité comme sens. Donc, il y a interpénétration quand les deux systèmes s’apportent mutuellement leurs propres complexités préconstituées, en ce cas, conscience et société 23. La conscience comme système opère au moyen de pensées, la société comme système opère au moyen de communications. Et en conséquence, pensée et communication sont des frontières 24 l’une de l’autre. Le moyen langage favorise le fait que les deux systèmes soient environnement l’un de l’autre, mais s’ils participent d’un même moyen ils ne cessent pas pour autant d’observer leur environnement. – dans ce cas d’un autre système – depuis la forme (distinction) suivant laquelle chacun opère. Par exemple, la société peut parler ou écrire sur la conscience et, d’un autre côté, la conscience peut penser la société. « Dans le cas de l’interpénétration – soutient Luhman – le système récepteur exerce aussi une influence rétroactive sur la formation de structures du système pénétrant, intervenant, par conséquent, dans celui-ci de deux façons : depuis l’intérieur et depuis l’extérieur. » En quelque sorte, la rhétorique sert, dans les sociétés prémodernes, de mécanisme, qui à partir de la société (elle opère communicativement) provoque des irritations, mais sans avoir de contrôle, dans le système psychique et le système corporel. Il est important de faire entrer en ligne de compte que le concept d’interpénétration «substitue les doctrines du droit naturel, de même que les desseins sociologiques qu’elles ont travaillés avec les différents concepts de nécessité et les théories de rôles et de la socialisation 25. » Ces explications traditionnelles – les nécessités biologiques de l’homme, l’apprentissage de rôles ou au sens large l’intériorisation de valeurs au moyen de la socialisation –ont empêché que se développe la recherche historique car elles terminent toujours en renvoyant au concept le plus a-historique qui puisse exister, la nature humaine.
La rhétorique en tant que mécanisme d’interpénétration construit un schéma binaire d’ordre normatif (correct/incorrect) pour juger les modèles et les conduites adaptées à la société stratifiée. Le schéma binaire normatif est défini par la société, c’est à dire, qu’il n’existe aucune distinction entre ce qui est adapté et ce qui est inadapté qui se ferait en dehors de la société. Autrement dit, est bon ou mauvais ce que l’élite en décide. L’interpénétration entre être humain et société s’est faite principalement sous forme normative, c’est à dire, morale. Comme dit Luhman très clairement : « Le schéma de la norme structure le succès ou l’échec, ou tout au moins l’acceptation ou le refus, et insinue ainsi qu’elle peut se consolider biographiquement d’un côté ou de l’autre 26. » La modernité avec sa différenciation en systèmes fonctionnels a abandonné cette conception moralisante de la société. Mais la rhétorique, dans les sociétés stratifiées, est totalement un schéma d’interpénétration moralisante. Pour cela la réalité qui construit la rhétorique est toujours morale. C’est pourquoi l’expérience dans les chroniques de la conquête est morale et non cognitive, voyons ce que dit O’Gorman en se rapportant au Père Joseph de Acosta :
« Il ne me semble pas qu’on puisse soutenir l’idée que c’est une recherche de la vérité pour la seule vérité. C’est une considération de type moderne, très éloignée de la mentalité de l’auteur, comme elle nous a été révélée. Souvenons-nous de la forte orientation traditionnaliste inspirée par un profond sentiment religieux auquel était subordonnée toute activité intellectuelle, qui comme tout autre activité tombait nécessairement sous l’autorité de l’éthique… Nous sommes, donc, en présence d’un pragmatisme éthique qui a conditionné la connaissance de l’époque 27. »
La société stratifiée, par conséquent, tend – prioritairement- à enseigner à ses élites à utiliser correctement les verbes et les prépositions (grammaire), à prononcer correctement et à moduler les tons de voix (musique), à faire une construction belle, persuasive du discours, car, de cette manière, on intégrait l’individu au strate social auquel il appartenait. Comme nous l’avons dit plus haut, ce type d’éducation s’applique exclusivement aux égaux (l’aristocratie) et son but est de se différencier des autres strates. Car celui qui n’acquerrait pas ce raffinement n’était pas considéré comme être humain. N’oublions pas que raffinement (bonnes manières) signifie urbanité, et celui qui était hors de la ville était le non-humain (le paysan). De cette façon on comprend pourquoi au long de tous ces siècles l’aristocratie ne s’intéresse pas à l’étude de savoirs techniques, c’est à dire les arts mécaniques. Même au milieu du 17e siècle on pense encore que l’étude des arts mécaniques n’est pas faite pour les élites, car ils n’humanisent pas 28. Nous pouvons conclure ce qui suit : une société qui donne la primauté à la rhétorique est une société qui se consacre à ce que la renaissance appellera les études humanistes et non aux questions d’ordre technique. L’aristocratie se concentre sur ce que nous pourrions appeler la maîtrise de la parole, et laisse hors de ses priorités l’invention technologique.
Distinction entre expérience rhétorique et expérience scientifique
Avant tout autre chose, étant conséquents avec notre postulat initial, à savoir que la réalité est toujours réalité observée, nous devons désontologiser 29 notre notion d’expérience. Donc il faut d’abord montrer que l’expérience est quelque chose qui caractérise ou indique, comme tel un système observateur à partir d’une forme (une distinction). La forme dont se sert l’observateur est celle qui distingue expérience (vécue) de l’action. Le système parle d’expérience 30 quand il décrit un changement dans leur état en fonction de l’environnement et, par contre, il caractérise comme action les changements dans son état qui dépendent de lui-même. Cette distinction n’est possible qu’à partir du propre système car elle se base sur la différenciation entre ce qui est interne (le système) et ce qui est externe (l’environnement). Mais il doit être clair que l’attribution de l’action ou de l’expérience peut varier d’un système à l’autre, parce qu’il n’y a rien dans l’action ou l’expérience qui les détermine en soi. « Les attributions sont toujours les observations d’un observateur. Elles peuvent varier d’un observateur à l’autre. Cela signifie qu’un observateur peut attribuer comme vécu ce que l’autre voit comme action, et vice-versa. L’auto-observation est possible, également, le système qui agit, peut attribuer son comportement en premier lieu à l’environnement ou en premier lieu à lui-même, en le qualifiant ainsi plutôt comme vécu ou plutôt comme action – et cela aussi assez fréquemment en désaccord avec les observations et attributions d’autres observateurs 31. » Dans le cas des chroniques de la conquête, le système qui observe est la société. Par conséquent, l’attribution d’action ou d’expérience se fait à travers des opérations communicatives. Le problème dans le système social est de savoir comment à l’intérieur de la communication on peut prévoir dans quels cas on attribue le choix de l’une ou l’autre. Le mécanisme du système social pour résoudre la contingence sélective, devant l’horizon de possibilités 32 est la constitution de codes binaires supplémentaires ajoutés au langage. Nous en avons détaché deux qui évoluent à partir de l’invention de l’écriture et, ensuite, à partir de l’imprimerie. L’un est la rhétorique et, l’autre, les moyens de communication symboliquement généralisés 33.
Deuxièmement, la référence du système social à l’expérience ou à l’action, grâce à la médiation de la communication, a besoin de structures. Les structures dans les systèmes limitent les possibilités de liaison de leurs opérations. C’est à dire, que la structure met de l’ordre dans la complexité en réduisant le champ du possible. « Ainsi, une structure est, outre tout le reste qu’elle peut être, la limitation des relations permises dans le système. Cette limitation constitue le sens des actions, et à l’intérieur du fonctionnement des systèmes autoréférentiels, le sens d’une action qui motive et rend plausible ce qui saute à la vue comme possibilité de liaison » 34. Dit autrement, la structure nous la comprenons comme limitation de contingence 35. Etant donné que la société opère au moyen de communications, la structure dans ce genre de système adopte la forme d’expectative 36. Avant tout, la structure dans les systèmes sociaux, pour permettre la communication, se présente comme complémentarité d’expectatives (rôles ou normes institutionnels) ; cette complémentarité s’entend comme anticipation de la liaison possible d’opérations. Par exemple, quelqu’un salue et attend (anticipe) que son salut soit payé de retour. Il est important d’expliquer que l’opération est l’atome du système (l’élément), c’est à dire, que l’opération (dans le système social l’opération –élément minimal- est l’action comme le mode dans lequel s’approprie la complexité de la communication) se dissipe constamment, donc il doit y avoir une autre opération qui la continue. Pour être plus précis, l’opération (l’élément) dans les systèmes temporalisés 37 se comprend comme un événement. « Si ils survivent, les objets doivent vieillir dans le cours du temps. L’événement préfère disparaître. D’un autre côté, chaque événement change totalement le passé, le futur et le présent – par le seul fait d’octroyer la qualité du présent à l’événement suivant et de se convertir pour celui-ci (c’est à dire pour son futur) en passé » 38. De cette façon, le système se reproduit à travers la circularité entre structure et opération. Ce qui nous oblige à expliquer la notion d’expérience depuis la dimension temporelle. Si la société se reproduit par structures d’expectatives (ce qui aide à ce que la réalité ait de la consistance) et étant donné que le propre de toute expectative c’est qu’elle puisse se réaliser ou échouer, par conséquent, le système social a deux alternatives quand il est face à la déception d’une expectative. L’une consiste à changer l’expectative, c’est à dire, réagir cognitivement ; l’autre à maintenir l’expectative malgré son échec, c’est à dire à réagir normativement. Ces réactions différentes devant la frustration de l’expectative s’orientent structurellement vers l’expérience ou vers l’action. L’expectative stylisée normativement choisit le processus comme action, c’est à dire qu’elle conserve l’expectative ; tandis que l’expectative stylisée en forme cognitive choisit le processus comme expérience. En conséquence, la relation entre le possible et l’impossible dépend dans chaque société de la façon dont elle stylise ses expectatives : cognitivement ou normativement.
On doit expliquer ce qui suit : le système est obligé de réagir devant la déception de l’expectative, mais la façon dont il le fera n’est pas déterminée. Les réponses à l’expectative frustrée se configurent évolutivement, de ce fait les réactions changent d’une époque à l’autre. La société ne peut que déterminer structurellement à quel moment elle doit réagir cognitivement ou normativement en créant des institutions 39 qui puissent l’orienter, par exemple la différenciation entre science et droit. Mais cette distinction est très récente, car bien que l’apparition du droit puisse se situer à la naissance de la polis grecque (physis/nomos) il n’en va pas de même avec la science. C’est pourquoi, la réaction devant la déception de l’expectative dans les cultures dominées par la rhétorique est stylisée normativement, c’est à dire, on réagit moralement devant ce qui est inattendu. Et, à partir de la christianisation de l’Europe, cette morale se nourrit d’une religion construite théologiquemenrt. Donc, la réponse devant l’expectative frustrée se fait depuis la morale théologique du christianisme. Qu’est-ce que cela signifie ? Eh bien que le conquistador n’a jamais appris (connu) de l’expectative frustrée, mais qu’il l’a toujours orientée normativement. O’Gorman remarque, en se référant dans ce cas au Père Joseph de Acosta, mais on pourrait le généraliser à tous les chroniqueurs : « L’histoire n’était plus le récit des grands exploits et des hauts faits admirables du passé en tant que tels ; et son objet principal n’était pas de les sauver de l’oubli ; l’Histoire comme « maîtresse de vie » notait les faits pour que leur connaissance fût utile au lecteur et lui servit d’exemple et de norme dans sa vie et dans ses actions 40». Pour quelle raison le conquistador préféra conserver la structure de l’expectative bien que celle-ci ait été démentie ? La citation suivante de Luhman explique en toute clarté la motivation du comportement des Espagnols du 16 siècle devant le Nouveau Monde : « Le plus difficile parce que le plus improbable, a pu être d’établir une connaissance libre de normes. Parce que la connaissance connue s’évalue. Comment devra-t-elle alors être motivée, en cas d’une déception, pour renoncer aux expectatives dont elle est la base ? Le simple fait que le monde ne peut être connu, octroya à la connaissance un fond normatif, d’abord surtout sous forme d’une légitimation religieuse qui a servi aussi pour la légitimation de la religion. Le contexte cosmologique dans lequel cette connaissance est intégrée, maintient de grands pans de connaissance même à l’encontre des déceptions et offre, pour les déceptions, des explications indépendantes de la connaissance (comme par exemple à travers des idées comme l’estéresis. l’imperfection, la corruption, le péché originel). 41 »
A partir de la distinction entre stylisation normative ou cognitive de l’expectative frustrée on comprend pourquoi Christophe Colomb bien qu’il se trouvât dans les îles des Caraïbes persistait à soutenir qu’il était proche des Indes. De cette manière devient superflue l’explication basée sur la manipulation de l’information de la part de Colomb, en fait ridicule, car c’est lui qui aurait eu la réputaiton de découvreur d’un nouveau continent. Pourquoi ne refait-il pas l’expectative, en acceptant de s’être trompé ? La raison en est qu’il n’utilise pas l’expectative dans le but d’apprendre, comme le croit « l’argument de l’expérience », mais en use normativement.
Partant de la théorie de la réduction de la complexité grâce à la constitution de structures, et sachant que dans les systèmes sociaux les structures prennent la forme d’expectatives réflexives, nous avons démontré que pour le système observateur il existe deux notions possibles d’expérience 42: l’une stylisée cognitivement, l’autre stylisée normativement. L’expectative (expérience au sens large) fonctionne normativement quand elle ne reprend pas la structure de l’expectative déçue mais la conserve ; et elle la conserve parce qu’elle est trop précieuse à la société pour être changée. La valeur de l’expectative réside dans son orientation vers l’action et non vers l’expérience. Ces possibles réactions devant la frustration de l’expectative s’exprime sémantiquement dans la distinction être/devoir être, dans laquelle l’être appartient à la modalité cognitive et le devoir être à la normalité normative. Le dilemme comme le dit Luhman c’est apprendre ou ne pas apprendre. C’est à dire que l’expectative normative appartient à des connaissances qui ne doivent pas être discutées pour quelque raison que ce soit. Ne pas pouvoir être discutées doit s’entendre de la manière suivante : « Il choisit alors un style normatif d’expectative, quand il croit que les expectatives doivent être maintenues, même dans le cas d’une déception, parce qu’il les considère justifiées. 43 » Ce type de structures qui doivent être maintenues (connaissances accumulées), au 16e siècle sont les théologiques – D’où, d’après notre argumentation, les connaissances théologiques chrétiennes orientent les expectatives d’expectatives sous forme moralisante.
Quels mécanismes empêchent de changer les expectatives stylisées normativement ? 44 Dans ces cas il arrive que l’échec de l’expectative ne soit pas attribué à elle-même mais à des éléments externes. Prenons un exemple du 16e siècle : la communauté décide de faire une procession ave en tête le Très Saint pour faire venir la pluie, si la pluie n’arrive pas. Il ne s’ensuit pas que la procession dirigée par le Très Saint n’ait pas la capacité de faire pleuvoir, mais que l’on n’a pas fait la procession avec une vraie foi. Qu’impliquerait pour l’homme du 16e siècle modaliser son expectative en termes cognitifs ? Accepter qu’il n’y a pas de relation causale entre la procession et la pluie. La compréhension qu’il n’y a aucune relation entre le rituel du curé et la pluie amènerait avec elle une stylisation cognitive de l’expectative, et cela n’est pas possible au 16e siècle. Mais bien que la pluie n’arrive pas, l’expectative est maintenue en dépit des faits, parce que l’absence de pluie s’explique au moyen du concept de péché. On ne change pas l’expectative car la frustration la rapporte à l’action et non, comme dans le cas de la stylisation cognitive à l’expérience (ou au vécu). Quand la déception s’explique par l’action on attribue la cause au systême, sinon quand elle s’explique par l’experience, on l’attribue la cause à l’environement. Dans un cas ce qui était attendu ne s’est pas réalisé parce que le système a été dévié de ce qui est correct, et dans l’autre, parce que l’environnement a fonctionné différemment de ce qui était attendu.
Prenons un exemple, tiré des chroniques, dans lequel on présente une argumentation basée sur une expectative stylisée normativement. Dans le récit de la bataille de Cintla, écrit par Bernal Diaz del Castillo, il y a une discussion sur l’apparition de l’apôtre saint Jacques. La discussion est due au fait que Francisco Lopez de Gómara affirme, dans son propre récit, que dans cette bataille l’apôtre Saint Jacques est apparu, tandis que Bernal Diaz del Castillo soutient que cela ne s’est pas passé ainsi. Le texte de Gómara qui motive la réponse de Bernal est le suivant : « et tous dirent qu’ils virent par trois fois celui qui montait un cheval gris éperonné se battre en leur faveur contre les Indiens, comme il est dit plus haut ; et que c’était Saint Jacques, notre patron. Hernán Cortés voulait plutôt que ce fût Saint Pierre, son principal défenseur ; mais qui que ce fût des deux, on le considéra comme un miracle, comme en vérité cela apparut ; car, non seulement les Espagnols le virent, mais les Indiens le remarquèrent aussi à cause des ravages qu’il faisait parmi eux chaque fois qu’il fonçait sur leur escadron et parce qu’il leur semblait qu’il les aveuglait et les paralysait. On l’apprit de ceux qui furent faits prisonnier 45. » Bernal raconte que le seul qu’il a vu, lui, de cette bataille, ce fut Francisco de Morla sur son cheval bai et non l’apôtre Saint Jacques. L’objection de Bernal, comme nous l’avons dit, porte sur le récit de Gómara : « Je dis que toutes nos œuvres, et nos victoires nous viennent de notre seigneur Jésus Christ, et que dans cette bataille il y avait pour chacun de nous tellement d’Indiens qu’il s nous aveuglèrent avec des poignées de terre, si ce n’est que Dieu, dans sa grande miséricorde, nous aide en tout ; et il aurait pu se faire, comme le dit Gómara, qu’aient été présents les glorieux apôtres monsieur Saint Jacques ou monsieur Saint Pierre, et que moi, pécheur, je ne fusse pas digne de les voir ; ce que moi alors je vis et reconnus ce fut Francisco Morla sur un cheval bai, qui arrivait en compagnie de Cortès et il me semble que maintenant, au moment où je l’écris, je revois de ces yeux pécheurs toute la guerre exactement comme nous l’avons faite, là. Et puisque moi, pécheur indigne, je n’aurais pas mérité de voir l’un de ces glorieux apôtres, là, dans notre compagnie, il y avait environ 400 soldats, et Cortès, et d’autres chevaliers en grand nombre ; et on en aurait parlé, on aurait eu des témoignages, on aurait fait une Eglise quand la ville se peupla, et on lui aurait donné le nom de Santiago de la Victoire ou de Saint Pierre de la Victoire, comme on donna le nom de Sainte Marie de la Victoire ; et si cela se fût passé comme le dit Gómara, nous aurions été d’assez mauvais chrétiens, alors que notre seigneur Dieu nous envoyait ses apôtres, de ne pas reconnaître la grande faveur qu’il nous faisait, et révérer chaque jour cette église et plût à Dieu que cela se fût passé comme le dit le chroniqueur et jusqu’au moment où j’ai lu sa chronique on n’a jamais entendu rien de tel parmi les conquistadors qui s’y trouvèrent 46. »
Pour nous l’important ce n’est pas le thème de la discussion mais la façon d’argumenter de Bernal Diaz. Devant la communication écrite de Gomara, Bernal a assez de temps pour y réfléchir, ce qui aurait été impossible s’il s’était agi d’une communication orale. De plus, comme il ne se trouve pas dans la situation du face à face il lui est plus facile de rejeter l’offre de sélection qu’on lui fait. Ici nous n’envisagerons que le premier argument de Bernal, celui-ci se base sur le fait que lui est un pécheur, et donc il a pu ne pas avoir vu Saint Jacques même s’il avait été présent dans la bataille. Si le fait de voir ou de ne pas voir Saint Jacques dépend d’être ou de ne pas être pécheur, l’attribution qu’il donne à l’expérience s’adresse au système et non à l’environnement. Comme le soutient Luhmann quand le système observateur, dans ce cas au moyen d’une opération communicative, attribue le processus au système il s’agit d’une action et non d’une expérience. Une expectative qui s’oriente au moyen de l’action se modélise normativement, c’est à dire, à travers le code de conduite correcte/incorrecte. Dans ce cas, le pécheur ne peut pas voir le miracle. Il est vrai que Bernal soutient son objection en disant qu’aucun soldat de la compagnie ne l’a vu, donc cela n’a pas dépendu du fait que lui soit pécheur ; mais indépendamment de ce dernier point, il est important de souligner qu’on accède au miracle en fonction du type de vie qu’on mène. C’est pourquoi, dans la société espagnole du 16e siècle, l’expérience dépend de l’action et, dans cette sorte d’expectative, l’action s’observe au moyen du schéma binaire norme/déviance de la norme. Par comparaison imaginons qu’un physicien de laboratoire affirme que l’expérience a échoué parce que dernièrement il s’est moralement mal comporté, ce serait incompréhensible, car l’expectative stylisée cognitivement s’oriente à travers l’expérience (ou vécu) et non à travers l’action. Mais dans une société stratifiée on accède à la connaissance par le mode de vie qu’on mène. Le savoir dépend du mode de vie 47. C’est pourquoi les conquistadors ne changèrent pas leur conception du monde lorsqu’ils entrèrent en contact avec la « nouvelle » réalité américaine.
L’expérience de l’homme du 16 siècle fonctionne normativement. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie que l’expérience du monde est soumise en priorité à la moralité, c’est à dire que l’expectative normative l’emporte sur la cognitive. Les expectatives de la société espagnole du 16 siècle sont morales et, évidemment, chrétiennes. Et donc, même si les expectatives échouent on ne les change pas. Les chroniques ne sont pas des communications scientifiques mais des communications rhétoriques. Bien que la rhétorique soit basée sur des expectatives normatives, elle n’en produit pas moins de la connaissance, mais c’est une connaissance préscientifique. Luhman caractérise ainsi ce type de connaissance : « Pour elle (la rhétorique), la connaissance était implicitement vraie, et l’erreur n’était en rien un phénomène de la même catégorie. Les erreurs n’apparaissent que comme fautes, accidents, opinions particulières dissidentes, et seulement comme cas isolés ; tandis que le contexte universel visible pour tous les êtres rationnels, en soi, est correct. Dans ce monde d’idées même la recherche de biens moralement mauvais pouvait être traitée comme une erreur (Aristote, Thomas d’Aquin). Evidemment, ici aussi les êtres humains pouvaient s’observer les uns les autres, mais c’était face à un monde commun pour lequel est indifférent qui observe et à travers quelles différences il observe 48. »
Une culture avec primauté rhétorique a comme objectif fondamental de moraliser et non de connaître, ou dit d’une autre manière, sa forme de connaissance est moralisante, d’où la relation particulière dans la philosophie scholastique entre vérité, bonté et beauté. C’est à dire que la vérité doit être bonne et morale, tandis que la modernité sépare ces trois sphères : la science, le droit et l’art. Car la différenciation fonctionnelle de la modernité a trouvé des moyens de communication symboliquement généralisés pour chaque sous-système : la science la vérité, l’art la beauté et le droit la justice. Dans la modernité la connaissance scientifique n’est pas obligée d’être bonne, c’est à dire que nous n’irions pas demander à la science d’être assujettie à la rationalité morale. « Plus récemment, aucune société ne pouvait construire sa structure de système sur le principe de la différenciation et spécialisation fonctionnelle des moyens généralisés. Au contraire, dans leurs structures principales, par exemple, la famille et les institutions de l’autorité politique, les sociétés les plus anciennes tendaient à obtenir l’acceptation des communications par une combinaison de différents moyens. Le dirigeant puissant devant être, en même temps, la source de la vraie communication, la personne la plus aimée et un parmi les riches distribuant les faveurs. Ces combinaisons fonctionnellement diffuses montrent des avantages notables. Elles stabilisent la transmission de la sélection au moyen de l’amalgame de différents modèles motivationnels et elles fournissent une élasticité limitée des institutions » 49.
Parce que les chroniques n’offrent pas une connaissance singulière des événements historiques, mais une connaissance générale avec une finalité morale et exemplaire, nous aimerions conclure sur l’insistance permanente de Edmundo O’Gorman : ne pas chercher d’information dans les récits de la conquête du Mexique du 16e siècle, mais « essayer de comprendre ce qu’ils ont signifié à leur époque 50 ».